Gaston Letournaux, le cinéaste, naît en 1903 à Nantes. Opérateur de cinéma spécialisé en cinéma sonore (autrement dit "cinéma parlant"), il débute dans ce domaine à l’époque où des technologies de plus en plus sophistiquées sont mises au point pour permettre la synchronisation du son et de l'image.

Cinéaste amateur au-delà de sa profession, Letournaux filme en 9,5mm entre la fin des années 20 et l'après-guerre. Ses films sont tournés entre la France et l'Algérie, où il se rend en 1930 pour travailler au Cinéma le Splendid d'Alger. De retour en France, il achète une salle de cinéma, le Stella, à Corbeil dans l'Essone et en devient directeur.

Ses films ont été confiés à Cinémémoire par son petit-fils en mars 2023. Presque tous les films ont un titre annoté sur la bobine, nous permettant de dater et situer la plupart des images. Le fonds Letournaux compte 93 films en noir et blanc, tous en format 9,5 mm (dont 21 films d'édition, actualité et fictions). 

bobines 9,5 mm du fonds Letournaux

En France, la fin des années 20

La plupart des films tournés en France avant 1930 nous montrent des sorties en famille, des balades en région parisienne et d’autres villes de France. La personne apparaissant le plus souvent est sa femme, Marie-Louise Letournaux, que nous pouvons imaginer prendre de temps en temps la caméra en main, son mari étant reconnaissable dans quelques films. Dans ses films, dont la plupart nous montrent des images de la vie quotidienne, nous retrouvons également tout un monde qui tourne autour de sa profession d'opérateur de cinéma : premières et événements, devantures des salles et affiches de cinéma de l'époque, la cabine de projection. Bien que le cinéma, depuis quelques décennies, ait trouvé différents moyens de sonoriser les films, on sait que la technologie utilisée par Letournaux a été mise au point vers la moitié des années 20 par la Western Electric, compagnie ayant développé et introduit le Vitaphone dans le monde du cinéma sonore. Ce nouveau système d'enregistrement sur disque permettait une bonne synchronisation du son et des images ; pourtant, les connaissances d'un technicien étaient indispensables pour assurer la réussite de la projection.

portraits gaston letournaux, opérateur cinéma sonore

Bobine du Gaumont Palace 
Film 9,5 mm, noir & blanc, muet , 1mn 6s - Séquence 979-062

C'est bien la technologie Vitaphone qui semble reconnaissable dans une séquence qu'on situe vers la fin des années 20, tournée au Gaumont Palace - grand cinéma parisien de l'époque, situé dans le XVIIIème arrondissement. Letournaux filme la cabine de projection, les techniciens et les machines, en s'attardant sur les détails du Vitaphone et en montrant la mise en fonction de la machine.



Cinéma Madeleine - Ben-Hur
Film 9,5 mm, noir & blanc, muet , 2mn 9s - Séquence 979-049

Voici une autre film dans lequel nous voyons M. Letournaux au travail dans une cabine de projection, tournée aussi vers la fin des années 20 au cinéma Madeleine, dans le VIIIème arrondissement de Paris. Il s’agit du film Ben Hur. On peut lire sur l’affiche : ''Le film sonore parfait. Movie Tone. Voir et entendre".

Cinéma Madeleine le 26 Mai 1929
Film 9,5 mm, noir & blanc, muet , 1mn 11s, 1930 - Séquence 979-006

Toujours au cinéma Madeleine, la première du film l’Escadre volante. Marie-Louise, la femme du cinéaste, est reconnaissable parmi les hôtesses de l'air assurant la promotion du film : c'est elle qui fait des grimaces sur le dernier portrait.  

En Algérie, 1930 - 1934

En 1930, Gaston Letournaux part avec Marie-Louise pour l'Algérie. La famille s'installe rue Rovigo, dans un appartement avec terrasse et vue sur la mer. C'est à Alger que naît leur fils René en 1933. En Algérie Letournaux travaille au Cinéma Splendid, situé rue de Constantine, en tant que chef technique de la cabine sonore. Le cinéma est dirigé à l'époque par M. Gilbert Tamarri, que l'on peut reconnaître dans plusieurs films. On peut lire dans un article de journal ("La Dépêche Algérienne", 6 février 1930) qu'avec Letournaux deux autres techniciens ont été envoyés en Algérie par la Western Electric : Frédéric Mathieu, ingénieur de cette firme pour l'Afrique du Nord ; Benoit, ingénieur d'entretien. Un article de presse daté du 2 mars 1930 ("L'écho d'Alger” quotidien français édité en Algérie pendant la période coloniale) parle de l'installation de la technologie Western Electric au Cinéma le Splendid et de l'arrivée de Letournaux en tant qu'opérateur son : “[...] il nous convient de signaler aujourd'hui l'opérateur qui durant tout le spectacle est à son poste, surveillant à la fois sa projection, la reproduction du son et ses appareils. Celui-ci que tout le monde semble ignorer est cependant un collaborateur précieux pour la réussite du spectacle”. La nouveauté du cinéma sonore est mise en valeur par un autre article qu'on trouve cette fois-ci sur "La Dépêche Algérienne", qui fait la promotion du film "La chanson de Paris" en faisant l'éloge de la nouvelle technologie de Western Electric, en citant Letournaux, opérateur technique.

article de presse Alger - splendid cinéma, 1930

Le déplacement en Algérie de Letournaux et de ses collègues nous amène à nous interroger sur le phénomène des travailleurs qualifiés qui, depuis la métropole, se déplacent pour de courtes périodes dans les colonies. Les films tournés en Algérie nous donnent également à voir le contexte de l'occupation coloniale française, à travers des images de quelques cérémonies officielles, l'année 1930 étant marquée par le centenaire de la colonisation de l'Algérie.

Paris, traversée, puis Alger, 1930: cinéma, cérémonie officielle
Film 9,5 mm, noir & blanc, muet , 12mn 20s, 1930 - Séquence 979-074
Dans ce film de 1930, on voit le voyage en paquebot des époux Letournaux traversant la Méditerrané, puis la façade du Cinéma le Splendid et son directeur, M. Tamarri. On y voit aussi un défilé militaire et de nombreux officiels circulant dans les rues d'Alger, un événement filmé par un caméraman du Pathé Journal.  

Arrivée de Charlot à Alger 
Film 9,5 mm, noir & blanc, muet , 1mn 24s, 1931 - Séquence 979-056
L'intérêt pour le cinéma de Letournaux se manifeste aussi dans deux films tournés à l'occasion de l'arrivée de Charlot à Alger (le second ne montrant que les portraits de ses amis). La foule se réunit sous l'Hôtel Aletti, où séjournait Chaplin, dans l'espoir de voir l'acteur et réalisateur de renommée mondiale. Letournaux n'aura pas la chance de pouvoir le filmer, et nous devons nous contenter de sa chambre d'hôtel vue de l'extérieur.

Façade du Splendid, 1933
Film 9,5 mm, noir & blanc, muet , 38s, 1933 - Séquence 979-026
Dans la courte séquence qui suit, nous voyons la façade du Cinéma le Splendid. Un panneau affiché à l'entrée nous rappelle la nouvelle technologie utilisée par ce cinéma, le Vitaphone. À l'affiche : Billy Dove et Rod La Roche dans : Le yacht d'amour. Laurel et Hardy dans une comédie sonore : Nous avons gaffé. 

Letournaux et sa famille restent à Alger jusqu'en 1934, un peu plus de trois ans. Durant la même période il a aussi tourné quatre films en Tunisie : à Tunis, Bordj El Kiffan (Fort de l'eau) et Carthage. 

Le retour en France et l'après-guerre 
Les films du retour en France présentent surtout des images de vie familiale, de sorties en ville et à la campagne, surtout en région parisienne. En 1941, la famille s’est installée à Paris, rue du Faubourg Saint Denis. Nous pouvons retrouver cette information, ainsi que l’achat du Stella Cinéma à Corbeil, 3 rue de Trou-Patrix, dans un extrait de journal conservé par le cinéaste. 

Parmi ces films de vie quotidienne et d'événements familiaux, nous trouvons des images nous montrant la France de l'après-guerre: la destruction des bombardements, la joie de la Libération, les revendications des travailleurs.

Manifestation à Corbeil 
Film 9,5 mm, noir & blanc, muet , 1mn 13s, - Séquence 979-063
Le cinéaste filme une manifestation à Corbeil, peu après la fin de la guerre. La foule avance en cortège dans une petite rue de la ville. Nous voyons des drapeaux du parti communiste et plusieurs panneaux : "Union Nationale Vieux Travailleurs de France", "Union des Femmes Françaises", "Nos morts réclament justice !". Vers la fin, quelques soldats américains. 

Saint-Nazaire, l'après-guerre.
Film 9,5 mm, noir & blanc, muet , 3mn 34's - Séquence 979-071 
Sur cette bobine tournée à Saint-Nazaire, Letournaux filme la ville en décombres après les bombardements américains. Nous y voyons aussi une courte séquence d'un spectacle de rue d'art de l'évasion.

Fête à Brunoy
Film 9,5 mm, noir & blanc, muet , 1mn 15s- Séquence 979-058 
Dans cette fête foraine à Brunoy, le cinéaste consacre une partie de son court film à une machine qui met en musique le manège, un grand orgue de barbarie, autrement appelé Limonaire, de la marque Jazz Bandophone. Il s'agit d'une machine qui fonctionne avec des cartons perforés. Une fois de plus, on peut remarquer l'intérêt de Letournaux pour les techniques de sonorisation, y compris pendant ses promenades familiales. 

Merci à Thierry Letournaux, déposant et petit fils du cinéaste, pour ces précieux films et les coupures de presse qui nous ont permis de compléter leur documentation.

Texte et documentation des films réalisés par Francesca d'Agostini, étudiante en Master 2 Sciences du livre, de la documentation et du patrimoinel à la faculté de Turin, Italie, durant son stage à Cinémémoire d'octobre 2023 à janvier 2024, que nous remercions également pour son patient travail d'indexation !